Il n'y a pas si longtemps, le marché Qingping, à Guangzhou, était célèbre pour ses relents nauséabonds mêlés aux cris des poulets, lapins, hiboux, rats, civettes et autres animaux régulièrement reçus au marché de la viande. Le vaste labyrinthe de boutiques et d'étals qui composait le marché était alors un endroit peu recommandable aux estomacs fragiles et aux amoureux des animaux...
Après l'épidémie de SRAS (qui, d'après certains, se serait transmise à l'homme par le biais de la civette) en 2003, le gouvernement de Guangzhou a pensé qu'un grand changement s'imposait. Après tout, une métropole moderne n'est pas un endroit pour un marché au potentiel sanitaire si risqué - sans parler de la mauvaise publicité. Un plan a donc été élaboré pour faire du marché de Qingping, lieu de tous les excès, un marché spécialisé en médecine traditionnelle chinoise (MTC).
Cinq ans plus tard, la métamorphose est totale. Ce qui était autrefois le coeur du marché a été remplacé par un bâtiment de neuf étages. C'est un centre commercial entièrement dédié à la médecine chinoise, propre, avec de larges allées et des escaliers mécaniques. Une centaine d'étals accueillent les commerçants qui vendent tout et n'importe quoi, des aiguilles d'acupuncture aux testicules de zèbre.
"C'est un très bon endroit, aussi bien pour la population locale que pour les touristes", se réjouit Li Wei, représentant des ventes pour Hopefluent, l'entreprise immobilière responsable du projet. "Ce centre est beaucoup plus approprié que l'ancien Qingping, qui mettait certains visiteurs vraiment mal à l'aise".
Si le centre commercial n'était pas entièrement installé et opérationnel lors de ma visite en 2006, j'ai pu voir, dans les ruelles environnantes et dans un vieil édifice de trois étages un peu plus à l'ouest, les marchands d'ingrédients médicinaux commercer comme si de rien n'était. Près du bâtiment, deux jeunes femmes exposent leurs produits dans des paniers. De loin, on pourrait les prendre pour des vendeuses de yang rou chuan, ces étranges brochettes d'agneau que l'on trouve partout à Beijing. Une inspection plus fouillée révèle un panier rempli de lézards séchés, cousus par deux sur un bâton. À 15 CNY (1,6 €) le bâtonnet, le prix semble plutôt raisonnable. Mais à quoi cela peut-il bien servir.
"C'est pour renforcer le système immunitaire", me répond l'une des femmes. "Pour ne pas attraper froid. La préparation est simple : il suffit de les tremper dans de l'eau - ou du vin. Ca n'a pas très bon goût, alors la plupart des gens les trempent dans du bai jiu (alcool blanc chinois)".
Le long de la rue Qingping, une commerçante affirme ne pas se faire de souci à propos de la concurrence apportée par le nouveau centre commercial. "Il va attirer plus de clients qui feront tous les magasins du quartier. C'est sans doute mieux que le vieux marché". Madame Yang, qui gère sa petite entreprise depuis plus de dix ans, remarque ma curiosité à propos d'un produit, quelque chose entre une frite et une langue de vache. "C'est du tian ma pian", m'explique-t-elle. "Un tubercule qui pousse dans la province du Guizhou. Très prisé par les étudiants en période d'examen pour ses effets bénéfiques sur la mémoire et la concentration".
J'en ai acheté un paquet et Mme Yang m'a donné quelques instructions : "Prenez deux tranches et trempez-les dans l'eau pendant quelques heures. Ensuite, buvez l'eau" (pour info, j'en bois depuis 24 heures et c'est à peine si je me sens plus savant que d'habitude).
Cette dame décidemment bavarde a tenu à me montrer quelques unes de ses autres marchandises, dont beaucoup proviennent de la mer. Le poisson-globe séché est vendu au kilo et peut être préparé en bouillon. "C'est très bon pour la digestion", a-t-elle affirmé. Les hippocampes séchés, pêchés autour de l'île d'Hainan, seraient, une fois broyés, un fortifiant efficace pour renforcer les reins. Mon interlocutrice a souri quand je lui ai demandé si elle avait de nombreux clients occidentaux. "Pas vraiment. Je pense que la plupart ne croient pas en la médecine chinoise".
Mais la médecine chinoise est au coeur d'un problème plus grave que les clients sceptiques : certains remèdes ont pour ingrédients des espèces menacées - de nombreuses espèces d'hippocampes sont reconnues comme étant vulnérables ou en voie de disparition.
Tous les marchands de Qingping ne sont pas aussi affables que Mme Yang avec les curieux qui n'ont pas de réelles intentions d'achat. Quelques magasins préviennent les touristes par un "no photo", et les commerçants sont de toute évidence peu enclins à bavarder avec un occidental brandissant stylo et bloc-note.
"Va-t'en !" me dit l'un d'eux. "J'essaie de faire tourner un business". Pourtant, pour autant que je puisse dire, son magasin ne vend que du ginseng séché et des animaux marins ; aucun ingrédient véritablement exotique en vue, comme la vésicule biliaire d'ours, un article très prisé - non pas pour ses vertus aphrodisiaques, comme le croient certains, mais comme remède miracle contre les maladies du foie et la douleur en général. Voilà un autre ingrédient menant à la controverse sur les conditions de vie des ours élevés pour leur foie dans des fermes en Chine, en Corée ou au Vietnam.
Certains marchands ont bien peu de scrupules quand il s'agit d'impressionner les étrangers curieux. "Tenez, essayez ceci", me dit un jeune commerçant tout en me remettant un morceau qui ressemble au pied mince et blanc d'un champignon. Surveillé de près, je mâche. Ca a la consistance de la guimauve, la saveur en moins.
"C'est de l'extrait séché de pénis de tigre. Avec ça vous allez pouvoir faire l'amour toute la nuit !". Il me propose de m'en vendre assez pour une semaine : sept jours d'orgie pour quelques centaines de yuans. Je décline aimablement l'offre.
Plus bas, à l'angle du pâté de maisons, face à l'escalier qui mène à l'île de Shamian est assis un autre groupe, dont chaque membre est vêtu d'habits tibétains traditionnels. Leurs produits sont tout ce qu'il y a de plus politiquement incorrect : os, griffes et pattes entières de tigre sont éparpillés sur les couvertures tandis que les marchands tentent de raccoler le client.
"Vraie patte de tigre du Tibet !" me crie l'un d'eux en me collant littéralement une patte séchée sur le visage. Après une rapide inspection de la zone à la recherche d'un membre du parti, je signale au vendeur que le Dalaï Lama a demandé à tous les Tibétains d'arrêter le commerce d'espèces menacées d'extinction.
"Le Dalaï Lama a dit ça." me répond-il avec un large sourire. "Comme le gouvernement chinois. Alors finalement ils sont bien d'accord sur quelque chose". Bien qu'agressif, ce marchand d'âge moyen habillé en Tibétain, appelé Jiashi, est plutôt sympathique. Il en profite pour vanter les bienfaits de son produit. "Vous pouvez couper un bout des griffes et le boire avec de l'eau chaude. C'est bon pour l'hypertension artérielle et ça soigne les sinus. Ca peut aussi renforcer votre xiao didi (petit frère, ou pénis)".
Je ne peux pas garantir l'authenticité de la patte. Jiashi en demande 300 CNY (32,3 €), ce qui semble terriblement bon marché pour une telle denrée rare. Mais j'ai de sérieux doutes sur les origines du vendeur. L'homme parle parfaitement le mandarin avec un accent du nord de la Chine. Sur la dizaine de marchands, seuls un ou deux ont des traits vaguement tibétains. Mais en dépit de mes doutes, Jiashi est un type plutôt agréable. A un moment, un groupe d'étrangers munis d'appareils photo se met à mitrailler son étal. "Pas de photos", leur crie-t-il en anglais, mais sans trop d'enthousiasme. Je devine que ce genre d'incidents lui arrive souvent. "Pourquoi ils n'écoutent pas... Mon anglais est mauvais." me demande-t-il.
"Je pense qu'ils étaient français", réponds-je. Jiashi me confie que les occidentaux achètent rarement ses marchandises. "La plupart ne viennent que pour prendre des photos. Je voudrais leur faire payer 10 yuan (1 €) chacune".
Je lui souhaite bonne chance et je me dirige vers la plus grande partie restante de l'ancien complexe de Qingping, une structure de trois étages sur le côté ouest du nouveau centre commercial. Ce complexe, qui lui aussi a été débarrassé de tout élevage, n'abrite plus que des commerces spécialisés en médecine chinoise. En ce dimanche après-midi, le marché est bondé et l'article le plus vendu est le ginseng. J'en achète quelques uns, dans l'espoir qu'ils soient chinois, pour ensuite découvrir qu'ils viennent du Wisconsin (apparemment l'Etat a choisi d'investir ailleurs que dans le fromage).
Une multitude d'articles issus d'espèces animales sont en vente sur le vieux marché : étoiles de mer séchées, bois de cerf, scorpions et serpents entiers (séchés ou flottant dans des bouteilles d'alcool). La queue de cerf séchée est un produit que l'on retrouve souvent. Les bandes noires (de la longueur d'un doigt et très consistantes) sont vendues en abondance. "Ca vient de Malaisie", m'explique un jeune commerçant. "On les trempe dans de l'eau chaude pour faire du thé. On dit que ça guérit certaines maladies. Un morceau dure très longtemps".
Ainsi, le marché Qingping a beau avoir fait l'objet d'importants travaux de rénovation, personne n'est vraiment enclin à dire qu'il s'est embourgeoisé. La civette a peut-être disparu, les griffes de tigres n'ont fait que migrer sur le trottoir. Mais il semble peu probable que le nouveau Qingping soit bien vu par les organisations écologiques. Et tant qu'il y aura des adeptes de la médecine par les étoiles de mer séchées, le scorpion écrasé et les lézards sur un bâton, ça ne devrait pas être un problème.
OU DORMIR
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